Contes & Nouvelles

Riz ou spaghettis ?

Je frappe à la porte. J’attends en soufflant sur mes mains gelées. De la vapeur sort de ma bouche. Je me retourne. La neige recouvre la campagne. Le blanc efface la terre. Les branches des arbres griffent le ciel. On ne distingue plus la ligne d’horizon. Le temps s’est immobilisé.

Le fantôme de ma mère flotte dans la brume.

— C’est ouvert, murmure-t-elle.

J’entre. Mes yeux tâtent les murs. J’avance dans un couloir à peine éclairé tel un anthropologue, à la recherche de traces de mon passé. 

Dans la salle à manger, la table en chêne est toujours là, recouverte du napperon de dentelle de couleur jaune. Deux assiettes sont disposées l’une en face de l’autre, avec les couverts de chaque côté, les verres, et une bouteille de vin des Corbières. Un feu craque dans la cheminée. 

Mon frère m’attend…

Soudain, le téléphone sonne. C’est un vieux modèle noir en bakélite datant des années quatre-vingt-dix, posé sur le guéridon du salon. Je me souviens du « Allo ? » chantant de ma mère lorsqu’elle répondait.

Je m’approche de l’appareil mais ne décroche pas. Après plusieurs sonneries, le silence revient.

— Content de te voir !

Je sursaute. Mon frère se tient sur le seuil de la cuisine, engoncé dans un tablier blanc. Il exhibe un plat fumant entre ses mains et le pose sur la table, puis annonce à la manière d’un maître d’hôtel :

— Poulet aux spaghettis.

Mon frère a hérité de Papa la ligne, le droit, le sec. Maman m’a laissé ses flous et ses courbes. Deux frères au physique opposé. Au caractère aussi. Son intelligence est comme son âme, noire et perfide. On s’assoit.

— Tu ne réponds jamais ? demandai-je en indiquant le téléphone.

Il hausse les épaules, occupé à servir.

— Souviens-toi, dit-il, maman préparait le poulet à l’italienne, avec des spaghettis al dente, des oignons, de l’ail, des olives, de l’huile, et de la sauge.

Mon assiette dégorge d’une matière gluante qui ressemble à un amas de gros vers informes. Je déteste les spaghettis. Mon frère ne l’ignore pas.

Nous échangeons des banalités sur nos vies respectives. Il n’est pas pressé d’aborder la raison de son invitation. Il ne me quitte pas des yeux. Je sais qu’il analyse, classe, enregistre chaque détail, retient mes gestes, mes hésitations, pour s’en servir plus tard, à mes dépens.

J’avale les spaghettis en grimaçant.

 

 

— Maman préparait le poulet à la portugaise, avec du riz, dis-je. 

Le visage de mon frère rosit. Il me fixe d’un regard furieux. 

— N’importe quoi. C’étaient des spaghettis.

— Du riz. Je te rappelle que maman était d’origine portugaise.

— Ce que tu dis n’a aucun sens. Elle adorait les spaghettis, ça lui rappelait son pays natal, l’Italie.

— C’était du riz !

Je crois avoir crié. Sans doute sous l’effet de la douleur qui me vrille l’estomac. Foutus spaghettis. Je n’aurais pas dû en manger. Je n’aurais pas dû venir.

J’essaie de me calmer. Mon frère remplit nos verres, saisit le sien, se lève, s’approche de la cheminée, ajoute une bûche, et observe le feu en dégustant le vin.

— J’ai coupé la ligne téléphonique il y a neuf mois, le jour où maman nous a quittés, murmure-t-il.

Il se tourne vers moi.

— Tu imagines toujours des choses qui n’existent pas. Tout le monde avait peur de toi dans le village. Quand tu es parti, j’ai espéré que tu guérirais. Mais non…

Il soupire.

— Elle t’apparaît toujours ?

Mes lèvres tremblent.

— C’était du riz.

Mon frère jette un coup d’œil en direction de la fenêtre.

— La route doit être bloquée, avec la neige. Tu ne peux pas repartir ce soir. Surtout dans cet état.

— Quel état ?

Il s’avance vers moi.

— Tu es malade. Je ne peux pas te laisser t’en aller.

Qu’est-ce qu’il raconte ?

La lame d’argent d’un couteau brille dans sa main droite.

J’aperçois Maman dans la cuisine, la tête penchée sur une casserole. Elle me jette un air complice et me montre un grain de riz dans la paume de sa main.

— Tu as raison, dit-elle. C’était du riz.

Et la lumière s’éteint.